SNALC

Winter is coming

...ou comment garder le sang-froid en classe, tout comme son manteau.

6 novembre, 7h du matin.

Je gratte le givre, donc je suis. Pendant que je lutte pour délivrer mon pare-brise des premières gelées et que je tremble dans le petit vent du matin, je me repasse les tâches à faire en cette rentrée des vacances de Toussaint. Photocopies pour les classes de 5èmes, notes à entrer pour les classes de troisièmes, entretien à demander au chef d’établissement pour une idée de projet née pendant les vacances… Je démarre tout en tutoyant Gulliver et en le maudissant de m’obliger à me lever trop tôt à mon goût pour faire découvrir le conte satirique à des enfants de 12 ans. Je mets le chauffage dans ma pauvre Twingo de prof banlieusarde, laquelle, pour se venger d’une nuit trop fraîche, m’envoie d’abord un courant d’air glacé : il faut le temps que le moteur chauffe ; je prends mon mal en patience, tremblant de plus belle.

30 minutes plus tard, je passe la porte du collège ; le hall est encore désert, encore silencieux, encore luisant du passage d’une serpillière diligente, bref : encore épargné par l’invasion de hordes de collégiens braillards et plus que jamais déterminés à en prendre possession malgré toutes les injonctions désespérées des surveillants à gagner la cour. Je ne suis pas la seule à trembler dans ce froid qui s’installe, et cette cour de récréation devient toujours beaucoup moins attractive à cette période de l’année. Est-ce ce vide ou ce silence ? Je me sens me raidir dans mon imper, j’ai encore froid.

Tandis que je monte les marches menant à la salle des personnels et à la sacro-sainte photocopieuse, je me fais distraitement la remarque de la nécessité prochaine de me procurer une paire de gants.

Je duplique Gulliver et les lilliputiens en soufflant dans mes mains, les frottant régulièrement l’une à l’autre. Et nous ne sommes qu’en novembre… Décidément je vieillis, un peu de fraîcheur rencontrée le matin me poursuit jusque dans les murs : que ferai-je de ma pauvre carcasse en février ?

Lestée de Gulliver et d’une dispute des gros-boutiers et petits-boutiers répétée 60 fois, c’est d’un pas rapide que je me dirige vers la salle des personnels : puisque mes décidément vieux os sont si frileux, je les mène au salut. Car la salle des personnels détient le Trésor Ultime, l’Arche Retrouvée, le Réconfort à la portée de tous, la Douceur Renouvelée, la Chaleur Lumineuse, le Saint Graal : la machine à café. Je pousse la porte, j’entre… et je stoppe net, glacée. Le jour se fait soudainement dans mon esprit embué par un réveil matinal ou par la température insuffisante, tandis que les têtes des collègues encore plus matinaux que moi pivotent dans ma direction pour me saluer. Une révélation aussi violente ne peut qu’amener une traduction verbale non moins fougueuse ; c’est donc avec une spontanéité évidente que je lançai ce cri du cœur :

« - Mais putain on se les pèle ici !!! Ils n’ont pas mis le chauffage ou quoi ?! »

Mes collègues, déjà résignés, me répondent en souriant (signe que les profs ont quand même une sacré résistance) : non, ils l’ont constaté, le chauffage n’est pas allumé. Je secoue la tête, je grogne, je souffle, je peste, et puis une fois que j’ai fait tout ça et qu’il apparaît que ça n’a rien réglé, je me dirige vers ce qui me paraît plus que jamais un autel divin sur lequel déposer toutes mes prières et surtout tous mes tremblements ; peine perdue : alors que je m’apprête à donner mon obole, la voix amicale et compatissante de mon collègue de SVT finit de me mettre à genoux par une nouvelle sentence définitive :

« - Laisse tomber, elle est en panne. »

La bordée de jurons qui m’échappa alors eut sûrement quelque chose de liturgique.

Je résume la suite appréhendée devant mon dieu hors-service : chauffage non allumé = classe glacée = élèves frigorifiés = Gulliver avec écharpe et manteau. Cette rentrée s’annonce délicieuse. Je visualise l’entrée en classe de mes élèves, j’entends déjà leurs exclamations, je vois s’étaler devant moi une myriade de doudounes, de châles, d’épaisseurs diverses et variées qu’ils refuseront, et cette fois de façon tout à fait justifiée, de quitter pour étudier.

...Et on espère qu’ils vont s’intéresser dans ces conditions à la satire, ou au système digestif, ou aux équations ? En temps normal, leur motivation est déjà plus que variable, mais là je ne peux que les comprendre : comment se concentrer sur le subjonctif et ses effets lorsqu’on se recroqueville sur une chaise en cherchant les poches de sa veste pour se réchauffer ? Depuis quand est-on revenu à l’époque où il était acceptable de faire étudier des enfants dans des conditions pareilles ? Et d’ailleurs, y en a-t-il eu une ? Même mes grands-parents ont connu les classes avec poêle à bois ou à charbon : alors, il est où mon poêle ?!

Pas de café et gelée : je me réchauffe donc en tournant, virant et râlant avec force, rejoignant et alimentant le chœur des collègues désappointés. Il me faut attendre l’arrivée de l’intendante de l’établissement pour plus d’éléments. 8h22, je remarque de la lumière dans son bureau, je fonce… Une douce chaleur m’enveloppe alors et je ne peux m’empêcher de rester pendant une bonne minute dans une béatitude proprement bovine devant le petit chauffage d’appoint qui trône au centre de la pièce.

Je me fais violence pour sortir de ma torpeur et quémander, non de l’eau et un quignon de pain, mais quelques degrés supplémentaires.

« - Oui, oui, ça va venir, il faut le temps que ça chauffe ! Et puis, bon, il ne fait pas si froid quand même… »

Sûr, avec un radiateur portatif à 30 centimètres de soi, il ne fait pas si froid. Je me retiens de lui demander si elle serait prête à me le prêter pour mon prochain cours. Enfin, s’il s’agit juste « d’attendre que ça chauffe », je n’ai pas à m’en faire, n’est-ce pas ?

 

Deux heures plus tard, je cherche des pingouins sur ma banquise privée, et je remplace les ours polaires à force de grogner :

« - Non, Tom, n’abuse pas : doudoune, ok, gants, bon, mais bonnet, non, faut pas exagérer ! Donc qui peut me dire ce que Gulliver… Slimane, qu’est-ce que tu as à gigoter comme ça ? C’est un nouveau numéro de cirque ? Qu’est-ce que tu fais ?

- Mais rien m’dame ! C’est Clémence qui a froid, et moi j’veux bien lui prêter mon pull mais j’veux ma doudoune ! Du coup faut que j’enlève mon pull mais sans enlever la doudoune, donc, vous voyez…

- Mouais. Bon, enlève donc ta doudoune trente secondes, enlève ton pull, remets ta doudoune, ce sera quand même plus simple.

- Mais madame j’vais avoir trop froiiiiid…

- C’est ça d’être un galant garçon, que veux-tu… Prêt à tous les sacrifices pour aider une demoiselle en détresse, bravo ! Donc, Gulliver…

- Madaaaaaame, pourquoi j’peux pas mettre mon bonnet ?! »

La sonnerie de la récréation m’annonce un court répit, mais je ne peux m’empêcher de compatir en entendant une élève souffler :

« - Oh non… Va falloir sortir… »

Mon retour en salle des professeurs se fait à la façon d’un matin de Noël : j’avais déjà la température, mais il semblerait que les surprises soient aussi de la partie ; ô joie ! Un petit radiateur portatif a fait son apparition près des casiers ! Devant mon air émerveillé, les collègues m’expliquent que certains étant allés se plaindre au principal, ce dernier nous a amené ça en attendant mieux. Imaginer mon chef d’établissement en Père Noël, ça ne m’était encore jamais arrivé, je le jure. Mais un miracle en amène un autre : une collègue qui commençait plus tard, prévenue par les autres, a amené sa bouilloire !! Explosion de bonheur : boire un truc chaud, enfin. On se dépêche de remplir et de brancher l’engin devant notre dieu toujours éteint : faute de grives, on boit du thé.

Mais les miracles ont leurs limites : le bouton à peine enfoncé, tout s’éteint, noir total. Les plombs n’ont pas tenu. L’intendante arrive au pas de charge :

« - LAISSEZ CETTE BOUILLOIRE !!! Ou c’est le radiateur, ou c’est le thé, mais va falloir choisir, vous faites tout sauter là !! »

Je me retiens in extremis de lui dire qu’effectivement, cette situation réveille chez moi des instincts primaires qui auraient de quoi la faire frémir.

 

Jeudi 9 novembre, 12h30.

Après 4 heures de cours durant lesquelles ma salle a pourtant profité de la chaleur de mes élèves, le thermomètre amené pour l’occasion m’affiche 14°9. Ce matin, 8h30, il était à 11°2.

Il n’y avait pas à « attendre que ça chauffe ». Il n’y a pas de chauffage, point. Le principal se démène, appelant rectorat et chauffagistes, lesquels, étant répartis dans deux sociétés qui se renvoient la balle, sont déjà passés deux fois sans que rien ne soit réglé. Ils doivent repasser demain. Les profs râlent, les élèves se plaignent, on parle de cesser les cours tant qu’ils ne peuvent se dérouler normalement, mais on tient malgré tout : Gulliver en doudoune, fractions en écharpe, mouchoirs à volonté.

Je hausse une épaule, essayant de positiver : tel le phénix renaissant de ses cendres, le distributeur de café, gloire à lui, fonctionne à nouveau.

On ne peut pas en dire autant de certains de nos établissements scolaires, qu’on laisse ainsi tomber en décrépitude, les entretenant mal, reculant les travaux nécessaires ou les mises aux normes qui s’imposent. Rigueur budgétaire oblige, voilà les problèmes de chauffage, d’entretien, d’infrastructures qui se multiplient, dans une apparente indifférence générale. Quelle Ecole offrons-nous à nos enfants ? Dans quelles conditions prétend-on les faire étudier ? Comment compte-t-on les faire s’investir pleinement sur le fonds proposé si le cadre lui-même est ébréché, ne tient pas debout ? Quelle image de l’Ecole façonne-t-on ainsi ?

Au-delà de l’anecdote, il y a ici des questions graves qui ont de quoi… glacer.

 

Le saviez-vous ?

Les décrets n°74-1025 du 3 décembre 1974 et n°79-907 du 22 octobre 1979 ont posé comme principe que la température était fixée à 18° pour les locaux d’enseignement.